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Elle me fixe, mais ne me voit pas. Enfin, je ne pense pas, mes signes ne reçoivent aucune réponse. Elle est là, au milieu de cette cohue, de ces cris et rires, entre les infirmières qui courent pour amener les tasses de chocolat chaud avant que les patients s’énervent et le clown qui est là statique et censé amuser la salle.

Elle est là et ne bouge pas. C’est presque comme si elle ne faisait pas partie du spectacle, personne ne la voit, les courants d’air ne passent pas par ses cheveux. Pourtant une tasse de chocolat fumant est posée devant elle. Etant la seule assise à cette table, la tasse doit lui être destinée. Alors elle est réelle, elle est parmi nous. Cette petite personne aux cheveux plus blancs que le lait et au visage tracé de ses périples, cette petite personne aux abords si fragiles est bien en train de me regarder, moi, assise dans un coin de la salle, caméra à la main, en train d’essayer de me fondre dans le décor pour comprendre l’animation de cette salle.

 

Je suis dans sa chambre. Je suis entrée car je l’ai entendue appeler de l’aide.

Elle se fâche sur moi au moment où j’arrive. Je ne bronche pas, je la laisse se fâcher, peut-être est-ce ce dont elle avait besoin. Quelqu’un serait entré ici pendant qu’elle déjeunait et aurait volé tous ses sous-vêtements. Je ris et elle me remarque. Ce n’est pas la première qui me demande ce que je fais là, le dos droit et l’index sur le déclencheur, mais c’est la première fois que je vois des yeux imbibés de tant de colère et de souvenirs. J’en ai vu qui se laissent écraser par le temps. Ce sont des victimes, des âmes seules, quelques larmes parfois.

Elle n’est pas contente, mais elle s’en fout. Cet endroit est le dernier dans lequel elle aimerait vivre mais c’est ainsi, avec la vue qui baisse, vivre seule est devenu trop dangereux le jour où elle a mis le feu à sa cuisine.

 

Elle me donne l’envie de grandir et de vivre. Elle me laisse l’écouter pendant des heures, jusqu’à ce qu’elle soit trop fatiguée pour continuer à parler. Je la balade dans les couloirs de l’horloge qui laisse passer le temps si lentement. Je remarque cependant que rien de ce qu’elle me raconte n’a un pied dans le présent.

Nous sommes dans cet endroit bien réel, il fait froid, j’ai gardé mon écharpe, ses doigts tordus s’agrippent à mon bras gauche, ses jambes ne se plient plus et heurtent le carrelage glacial des couloirs que nous arpentons, mais ses récits se passent ailleurs, dans la chaleur de l’Italie et de son atelier de couture. Ici, elle n’existe pas. Ils n’existent pas. Et demain, quand je reviendrai, je n’existerai plus. Je me représenterai, elle me grondera à nouveau et je m’assiérai tranquillement pour la laisser me conter ses souvenirs. 

 

Communauté est un projet réalisé dans l’enceinte de deux homes bruxellois de février à juin 2015.

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